André Vladimir Heiz

Le plagiat dans tous ses états

Université Saint-Esprit de Kaslik : Symposium sur le plagiat – fléau du XXI siècle

 

André Vladimir Heiz

Eurêka – Babouchka

Le plagiat dans tous ses états

 

 

Lors d’un congrès consacré au plagiat

à l’Université Saint-Esprit de Kaslik au Liban

nous avons mis le doigt

sur le statut incertain de l’original.

Une culture en déclin que veut-elle trouver

d’autre que la redondance de ses redites ?

Contrairement à l’engouement sportif

pour partir à la chasse des plagiats,

nous avons proposé de revoir

les interférences entre l’original et la copie,

en valorisant la compétence de la répétition,

intrinsèque à la création,

tous domaines confondus.

Un original peut en cacher un autre.

Il y a, il y avait certes déjà quelqu’un qui avait pensé à, qui avait vu que…

On fait avec !

La solitude du héro créateur est épaulée par ce que j’appelle la gémellité,

les parentés électives, les modes de pensées,

la façon de percevoir et de produire des traces.

L’OVNI retrouve donc – au sens propre – ses racines

par l’Original volé non-identifié.

 

Des exemples sous la main et sous les yeux,

nous avons évoqué un cahier des charges

qui pourrait servir une recherche fondamentale

en mettant dans la balance l’original et le plagiat :

1. Cerner la complexité du ça-voir-faire –

balloté entre identité et différence, similarité et altérité.

2. Qualifier le singulier par des singularités intrinsèques et extrinsèques.

3. Dresser une typologie des « formes du plagiat » : des entités aux identités.

4. Diversifier le statut du « héro créateur »

- respecter les instances qui participent à l’ontogenèse des traces et autres artefacts,

- sonder les méthodes et compétences, machines et technologies à la remorque.

5. Examiner et éclaircir le mythe du tiers-instrui,

les systèmes de représentation et de référence.

6. Détecter les intérêts qui se cachent dans l’enveloppe de l’original

7. Encourager – notamment – les créateurs et créatrices de l’à-venir

à prendre des risques, à quitter les sentiers battus en faisant la différence !

Un diagramme met les interférences en évidence :

 

Le texte suivant établit le fond, sur lequel le plagiat fait figure.

1. Appellation contrôlée

Les abeilles façonnent des rayons de ruche et fabriquent du miel.

Elles remplissent le rôle actantiel d’une instance dotée de compétences

qui leur permettent de laisser des traces.

Leur œuvre témoigne d’un savoir-faire. Par la mise en application de ses performances,

l’abeille est par conséquent le prototype d’un auteur.

Elle persiste et signe, non de son nom, mais comme représentant idéal

de la catégorie des créateurs et créatrices.

Les araignées tissent des toiles ; le rossignol entonne sa cantilène.

Jamais abeille n’eut idée d’inventer des rayons carrés en suivant le dictat de Le Corbusier.

Jamais abeille n’eut la prétention de devenir apiculteur.

Et nous ? Nous nous interrogeons sur le statut du plagiat. Où en est l’originalité ?

 

Nous devons la différenciation entre actant et acteur à un de nos pères spirituels,

Julien Algirdas Greimas (1) qui lui s’appuie sur des observations de Vladimir Propp (2)

qui lui récolte et ausculte les contes populaires

qui eux se nichent dans la mémoire collective qui elle…

Le tissu des contes fantastiques suit un patron narratif,

animé par des acteurs qui campent un rôle actantiel

tels que le héro, l’antagoniste, le gentil ou le méchant,

l’inventeur ou le copiste, le génie ou le plagiateur.

 

La notion d’auteur habite et habille une instance actantielle

dotée de compétences créatrices.

L’existence actorielle se révèle par la présence d’une trace intelligible,

palpable et reconnaissable.

Abeille ou photocopieuse, humain ou logiciel – quelque soit la « nature » ou « l’identité »

de l’acteur qui s’accapare le rôle actantiel du créateur,

c’est la trace qui fait preuve de l’auteur.

La voilà : quelques phrases d’ouverture consacrées à la problématique du plagiat.

Une première ruche, un prototype de texte avancé dans la norme de sa forme.

Cherchez l’auteur – il aime le miel !

 

A l’instant même il est indispensable qu’un autre actant principal entre en scène,

celui de l’observateur et de la lectrice, capables de prendre note de notre trace.

C’est précisément ce rôle-là qui nous permit d’entamer ce texte grâce à un exemple :

nous voyons, savons et constatons que les abeilles construisent

des rayons de ruche et produisent du miel.

Elles ne nous ont jamais promis autre chose : elles nous livrent du miel.

C’est déjà ça de gagné. Beau travail !

 

2. Savez-vous planter des choux ?

Ces abeilles assidues et ingénieuses, comment font-elles ?

Elles se répètent d’un jour à l’autre, de mère en fille, de fil en aiguille.

La création ne peut se faire ex nihilo.

En amont de nos gestes et de nos traces il se trouve un dessein, mieux : un dessin.

La compétence fondatrice de « savoir répéter » s’inscrit dans la mémoire collective (3),

actualisée par la performance d’une seule abeille dans l’immédiat.

Elle suit un plan, elle se réfère à un programme de processus créateurs.(4)

Elle contribue à l’édifice d’une ruche et à rendre un produit.

Elle dispose de la compétence génératrice d’assurer

le passage entre un dessein et le résultat désiré.

 

Nous devons la différenciation entre structure profonde et structure de surface à la pratique

de l’architecture (5) et à la grammaire générative.(6)

L’œuvre reflète d’une distinction originaire, celle entre figure et fond.

Elle est le fruit d’un acte de perception.

L’instance de la perception passe d’un flou au net pour s’arrêter sur une impression.

« Quelque chose » se dégage d’un fond. Ce passage est aléatoire et se répète à l’infini.

Sur cette première prise de conscience – due à la différence initiale –

vient se greffer la reconnaissance dès que la réflexion y revient.

Au passage il est question de figure et d’identification.

C’est quoi ? – C’est ça ! Et le fond ? Tout est là.

L’abeille discerne bel et bien l’attrait d’une fleur.

Elle fait la différence entre la fleur et le reste.

Elle sait faire de sa ruche un fond de trésor d’où miel découle.

Et l’auteur-abeille en l’occurrence prend ses notes sur une feuille DIN A4,

un fond dont la figure dépend d’une décision prise à sa place,

un « format » ingrat sur lequel il ne s’attarde pas, faute de mieux.

Il a un flair pour le Sketchblock made in Lebanon by oriental paper, proche du folio italien.

 

3. Play it again, Sam

Perception précède création. Il faut « qu’il y ait » - contrairement au néant et à l’être,

comme le montre Emmanuel Lévinas.(7)

Nous partons d’une materia prima pour faire « quelque chose »,

intervenir et laisser une trace. « Faire-avec », faut il dire, avec le « déjà-là ».

Le premier appui qui devient une figure de résistance est la structure profonde.

En connaissance de cause l’abeille se réfère donc à un modèle de base,

inscrit dans la compétence de la mémoire collective ;

elle l’anime par la performance immédiate de l’acte créateur.

 

Accompagnées par un trio attrapé au vol, des filles essaiment dans les bars d’hôtel

pour donner du rythme aux standards de jazz. Qui en est la première, la meilleure ?

Souvent l’exécution initiale d’un evergreen eut lieu dans une ruche confidentielle

downtown sans être enregistrée.

Les références les plus connues découlent déjà d’une interprétation parmi d’autres

et le plaisir consiste à défendre la nôtre :

« Ah, Ella… » Quelle est celle qui peut aspirer au statut d’archétype ?

 

Que serait le jazz sans gramophone (8) – sans l’attrait des pochettes réalisées

pour « Blue note » ? Elles se créent à partir d’une gamme iconographique

et mettent en scène des compositions appropriées

à des résonances synesthétiques.(9)

Les impressions sonores se transmettent à des expressions visuelles

qui cherchent à être au diapason des effets sensoriels.

La technique de la sérigraphie caresse ces enjeux substantiels :

une grille, une grammaire esthétique fait la « graphie », sur laquelle se déploie

l’algorithme des variantes, codes et conventions à l’appui.

L’acte créateur exploite les conditions et les possibilités que la structure profonde

met en perspective pour « cultiver » ce passage incontournable

que le « savoir » doit « faire » pour laisser une trace.

Le sens suit le pas, le plaisir de voir aussi.

 

4. Plus ou moins

La modernité convoite le statut de l’auteur et lui fait de beaux yeux.

Pourtant le désir créateur réside dans ce rêve inouï de laisser des traces

qui font référence d’archétype – ou du moins de prototype.

En architecture des éléments préfabriqués suivent fidèlement des plans

dont les prémisses remontent à l’utopie du Bauhaus.

Autant l’auteur veut signer personnellement son œuvre,

autant l’œuvre doit « faire signe » comme une forme de représentation

qui nous sert de parangon.

« Savoir-faire » tend à montrer aux spectatrices et aux utilisateurs « comment faire ».

Bien vu, bien fait !

Soyons explicite : l’originalité des traces exemplaires aspire à « être plus » qu’un original,

une origine type qui s’inscrit dans la structure profonde et marque la mémoire collective

par une spécificité notable qui se veut unique. A suivre !

 

Le paon fait la roue ; les canards partent en promenade à la queue leu-leu :

l’imitation fait école.

D’un sac Vuitton à la Rolex, tout y passe – en dépit des brevets déposés.(10)

Les interprétations d’œuvres pour piano d’une certaine Joyce Hatto font légende.

Suivant des algorithmes simples, son mari fit du coupé-collé avec des passages volés

à d’autres interprètes. Bien joué, Monsieur !

Pendant des années, les spécialistes ont sublimé le subterfuge par des adjectifs insensés

et des bénédictions mielleuses. Les critiques – sciences humaines à la remorque –

s’adonnent gaillardement au karaoké. Est interprète qui veut.

Il suffit d’affirmer une posture ontologique par un « moi-je »,

de faire de nos traces une valeur marchande et de profiter d’un soutien solide

des porte-paroles des institutions scientifiques et académiques, politiques et médiatiques.

Original, non ?

 

4. Le plagiat ? Platon – au pied de sa caverne !

« L’inventeur de la vérité est un menteur. » (11)

La phrase peut aisément s’attribuer à « l’effet sophiste ».(12)

Si non e vero, e ben trovato. Nous devons l’ontologème de l’original à Platon

qui lui copie la tautologie de Parménide. Placer l’être comme catégorie originaire

– contrairement au néant et au paraître – finit dans un cul-de-sac.

 

La réalité fait de l’ombre à l’idée qui elle – tel un pilier de la structure profonde –

se dérobe aux sens. Platon dénonce la volatilité de la perception,

parce qu’elle change librement de points de vue d’un coup d’œil à l’autre.

Il bannit les artisans et les artistes de sa république (13),

parce qu’ils échangent la diversité des approches

pour enrichir leurs tentations et tentatives de l’acte créateur.

Si Dieu (sic) conçoit un lit, une chaise ou autre chose,

les occurrences en sont parfaites et uniques.

Or, les artisans et artistes inventent des alternatives et des algorithmes à l’infini.

Dieu, archétype de l’auteur modèle, crée « la » chaise,

le pauvre menuisier « une » chaise parmi d’autres.

Platon se méfit des singularités qu’il fait jouer contre le singulier grammatical.

Référence-clef qui nourrit une philosophie idéaliste,

faisant arrêt sur l’être enveloppé de brumes métaphysiques.(14)

 

Qui aurait l’affront de traiter Platon de plagiateur, un réactionnaire

qui se contente de compiler un reader digest des penseurs grecs,

singeant la structure du dialogue pour mettre n’importe quoi

dans la bouche de n’importe qui ? Une lectrice contestataire ?

Un auteur qui cherche à se parer d’originalité ou d’un scandale ?

Réagir à un ontologème ne produit qu’un mythologème de plus.

Il faut donc s’immiscer dans l’enchaînement du programme des processus créateurs

qui produit et l’un et l’autre : l’original et le plagiat.

 

Nous devons les doutes justifiés sur l’apriori d’un ontologème exclusif à Aristote.

Dans l’enquête sur les catégories (15) il trébuche sur l’être

qu’il ramène judicieusement au faire- être,

ce faire qui établit la relation entre identité et différence.

 

N’est pas Cézanne qui veut, même si nous admettons qu’un de nos ancêtres

peignît aussi bien que lui. L’auteur peut porter le stigme du génie maudit, peine perdue.

L’acte créateur s’inspire d’un désir de « faire la différence »

par une trace dont la singularité est perçue.

Elle se dégage de toutes les traces « déjà-vues » par une reconnaissance qui elle

est justement liée à cette différence.

Il peut s’agir d’un renversement catégorique de la structure profonde ou d’un nuance

qui marque sensiblement la structure de surface.

Cette différence est synonyme d’authenticité et d’autorité.

Elle fait preuve d’un acte assumé en l’occurrence.

L’auteur, a-t-il donc vraiment envie ou besoin de plagier ?

 

5. Vilaine, vilain – va !

Le plagiat est un constat décevant, surtout pris en flagrant délit.

Nous nous trouvons dans une situation gênante

de dénoncer l’indécence, l’ignorance, une négligence désarmante ou un mensonge.

Qui aime gronder ou punir un enfant qui fit des bêtises ?

Dire, redire, contredire, médire, interdire –

de nos jours le plaisir de détecter des plagiats gagne les prouesses sportives.

Rarement nous devons le constat à des initiés apaisés ou à des érudits consternés.

C’est la technologie qui fait le travail, à la virgule près.

 

La mise en page de ces lignes se fait grâce à une compétence collective déléguée à un logiciel.

Elle met en évidence le passage que l’acte créateur assure entre la structure profonde

et la structure de surface. L’interférence entre figure et fond a lieu.

Dès que nous disposons de plusieurs figures possibles et pensables,

la relation entre l’une et l’autre entraîne la nécessité de la comparaison.

Le plagiat est le constat d’une étude comparative entre l’un et l’autre.

Il faut que A et B soient connus et que la ressemblance soit reconnue.

 

Relation et référence précèdent la découverte qui se fait par un observateur averti.

Le plagiat n’est pourtant pas une simple répétition qui conduit à une copie conforme.

Le plagiat oscille entre le « pas-tout-à-fait », le « presque » et « en partie »

d’une ressemblance retenue.

L’acte créateur découle des compétences fondatrices du « savoir-faire »,

des connaissances de la structure profonde et d’un programme générateur.

Ce programme se réfère à l’ensemble des éléments disponibles et des enchaînements

des processus qui assurent la consistance et la cohérence des compositions.

Tout résultat d’un passage d’une idée à une réalisation, d’un plan à une construction,

d’une partition à l’interprétation est donc forcément une répétition « en partie »,

une reprise de données et d’algorithme qui servent une formation, une formatisation,

une information et une transformation. (16)

 

Le plagiat nous révèle « en partie » que l’idée de l’original est menacée.

Elle est étroitement liée à un auteur héroïque qui produit inlassablement des traces

qui font preuve d’originalité.

Elle préconise une inébranlable inspiration et un éternel renouveau.

Elle se fie à l’inépuisable abondance des archives.

Elle croit que le programme créateur avec ses enchaînements des processus

parvient à engendrer du « jamais-vu » par voie formelle.

Ce n’est pas l’avalanche de plagiats, relevés sur-le-champ qui fait problème,

mais une absence sensible d’originaux.

On dit d’un fils qu’il ressemble à son père – et non l’inverse. Le fils, est-il un plagiat ?

Comment peut-il revendiquer son statut d’original autonome ?

Et qui a envie de faire passer un test de paternité aux originaux ?

 

6. Il y a début à tout

Montrer du doigt le fait accompli d’un plagiat confirme l’hypostase d’un l’original.

La reconnaissance d’un plagiat est à la portée de la main et des yeux de tous et de toutes,

mais elle cache la fragilité et la singularité de l’original.

La prétention ontologique d’une identité d’auteur et d’un état de l’œuvre ne suffit point

à imposer un statut autonome, puisqu’il s’agit d’une attribution.

Le dessein qui prend forme d’un dessin doit être signé et désigné.

L’original dépend du pouvoir administratif et académique

qui lui attribue sa résonnance métaphysique et sa valeur marchande.

Il s’agit d’un « contrat symbolique » - au sens pur et étymologique du terme.

Est auteur qui veut ; il suffit d’obtenir la carte d’identité.

 

La crise de l’auteur se niche dans l’ontologème et le mythologème

d’une appellation contrôlé de l’original. On n’invente pas la poudre tous les jours.

Nous nous retrouvons au cœur d’une interférence

qui touche aux systèmes symboliques (17) dans leur ensemble, dans « l’entre-deux » (18)

où l’un se joint à l’autre, ou une reconnaissance chapeaute « quelque chose »,

où les formes de représentation puisent leur légitimation de sens.

 

Nul ne sait qui a instauré la grille.

Qui eut l’ingéniosité de mettre en rapport des fils de chaîne et des fils de trame

pour arriver à la cohérence d’un tissage ?

Qui a inséré le chiffre « zéro » dans la continuité des chiffres positifs et négatifs ?

Qui est tombé sur le carré ?

Qui a joint les deux bouts d’une ligne pour tracer un cercle ? Qui fit le point ?

Qui eut la valse dans les jambes ?

Qui a décomposé la continuité chromatique des sons produits par une simple corde

pour établir une gamme ?

Miss Marple et monsieur Poirot ont du travail sur la planche.

Comme nous le montre Norbert Elias (19) la cuiller, la fourchette et le couteau sont le produit

d’un processus à longue haleine auquel tant de mains ont participé.

C’est par là que tout commence.

 

Et s’il fallait deux pour faire un tout ?

Nous devons la découverte du virus du sida à deux équipes

qui l’ont isolé pratiquement en même temps.

Comment parler de la naissance de la photographie sans citer Nicéphore Niepce

et Thomas Wedgwood d’un seul souffle.

Qui peut s’extasier devant le bleu de Titien sans penser à ses acolytes

qui lui affinent la palette ? Le statut du héro créateur est égratigné par sa présence à l’atelier !

Et – si c’était l’ombre qui nous renseigne sur les contours et la consistance, les dimensions et les proportions

des « choses » ? Et – si c’était le regard dans un miroir qui nous rassure d’un « moi »

ou nous éloigne d’un « je » pour reconnaître « l’autre » ? (20)

 

7. Main dans la main

Renversons la logique de l’origine et de la descendance de l’original

par une approche plus appropriée à la genèse de l’art et des artefacts.

Si nous libérons l’interférence de son emprise idéologique et ontologique

qui fait de l’original et du plagiat une paire successive,

c’est la gémellité qui fait surface.

Dans la simultanéité et l’ubiquité des données,

d’un jumeau à une jumelle, qui ressemble encore à qui ?

 

Jamais deux sans trois. Nous devons les termes de « Denkkollektiv » et de « Denkstil »

au chercheur Ludwik Fleck. (21)

Il nous montre comment les on-dit d’un milieu scientifique docile prennent forme.

Il évoque en même temps cet instant lumineux,

quand deux personnes se parlent et travaillent ensemble.

Une concomitance des points de vue se forme, se conforme – une entente que Michel Serres

qualifie de « tiers-instruit ». (22) C’est ce fruit d’un face à face, d’un va-et-vient

des regards et des pensées qui met l’original et le postulat à nu,

puisque c’est là où le sens prend forme, au cœur du nous.

 

Tous ceux et celles auxquels nous attribuons ce germe de génie,

n’ont cessé de souligner le statut ô combien précaire et provisoire que le « savoir-faire »

leur infligeait. Être à l’écoute du moment de grâce où la muse

– tiers-instruit de l’inspiration et de l’innovation –

les embrasse remet l’auteur héroïque à sa place.

Il reste « sujet-à» son dessein, il s’efface devant l’objet de son désir,

sa quête, ses enquêtes, ses essais et ses ébauches.

Une œuvre se fait par interférence de l’objet et du sujet : l’auteur en est le lieu du drame

– au sens étymologique – et fait figure de l’écran où la magie se pointe à l’horizon.

 

Et l’auteur dans tout cela ? Ne ressemble-t-il pas à un plagiat lui-même ?

Etonnamment nous n’accusons jamais abeille de plagiat,

alors qu’il est temps de montrer du doigt

nombre d’artistes et d’auteurs qui insistent sur leur formule répétitive qui marche.

L’abeille, est-elle l’archétype du « sujet-à-objet », « l’objet du son sujet » dont l’auteur rêve ?

Les scientifiques nous avertissent que les abeilles sont menacées,

accablées d’une maladie étrange.

En ont-elles ras-le-bol d’être originales ? (23)

 

Le plagiat est un constat qui n’atteint pas l’intégrité et l’authenticité d’une instance créatrice.

L’auteur ne domine plus faussement la problématique dont il fait intégralement partie.

Du début à la fin des processus créateurs.

Il se glisse dans l’entre-deux, entre le je et le tu,

entre l’idée et la réalisation, entre la substance et la forme,

entre ses doigts et le clavier, entre la source et ses signes.

Il déserte la répétition des dichotomies érigées sur des prérogatives douteuses. (24)

Il signe et cosigne joyeusement ses traces qu’il doit à ceux et celles qui le précèdent,

à celles et ceux qui le suivent. Il fait un choix ; il prend des décisions.

Il redevient la materia prima d’une instance actantielle.

Il représente lui-même l’objet d’un acte créateur, sujet au faire dont il devient le produit :

auteur par définition – et non pas par désignation. L’avenir et l’ambroisie sont entre ses mains.

(1) Algirdas Julien Greimas et Joseph Courtés, Sémiotique :

Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Paris 1979.

(2) Vladimir Propp, Morphologie du conte, Paris 1965.

(3) Maurice Halbwachs, La mémoire collective, Paris 1955

(4) Karl Gerstner, Programme entwerfen, Sulgen 1964.

(5) Henri Focillon, Giovanni-Battista Piranesi, Gollion 2001.

(6) Noam Chomsky, Structures syntaxiques, Paris 1979.

(7) Emmanuel Lévinas, Le temps et l’autre, Montpellier 1980.

(8) Friedrich Kittler, Grammaphon, Film, Typewriter, Berlin 1986.

(9) Wassily Kandinsky, Über das Geistige in der Kunst, Bern 1952.

(10) Martin Heller, Jörg Huber, Hans Ulrich Reck, Imitationen:

Von der Lust am Falschen, Zürich 1989

(11) Heinz von Foerster, KybernEthik, Berlin 1993.

(12) Barbara Cassin, L’effet sophistique, Paris 1995.

(13) Platon, La République, Livre X, Paris 1993.

(14) André Vladimir Heiz, Jörg Huber, Design – ein Zwischenfall:

Annäherungen an Theorie und Praxis, Zürich 2003.

(15) Aristoteles, Kategorien – die Lehre vom Satz, Leipzig 1922.

(16) André Vladimir Heiz, Dessus – dessous :

Médialité – un monde entre-deux, Zürich 1998.

(17) Ernst Cassirer, Philosophie der symbolischen Formen, 3 Bände, Hamburg 2010.

(18) Maurice Merleau-Ponty, La phénoménologie de la perception, Paris 1942.

(19) Norbert Elias, Über den Prozess der Zivilisation, 2 Bände, München 1969.

(20) Humberto Maturana, Francisco Varela, Der Baum der Erkenntnis:

Die biologischen Wurzeln des Erkennens,

Frankfurt am Main 2009.

(21) Ludwik Fleck, Entstehung und Entwicklung einer wissenschaftlichen Tatsache :

Einführung in die Lehre von Denkstil und Denkkollektiv, Frankfurt am Main 1980.

(22) Michel Serres, Le Tiers-Instruit, Paris 1991.

(23) Markus Imhof, More than Honey, Film 2012.

(24) Gotthard Günther, Idee und Grundriss einer nicht aristotelischen Logik, Hamburg 1959.