André Vladimir Heiz, dimanche 1 juin 2014

Félix Muller : Douane graphique

Avec Félix Müller, passons la douane entre la France et la Suisse

pour fouiller dans les bagages des références et des mentalités

qui caractérisent le domaine graphique.

 

Félix Müller :

Depuis tout jeune, je suis attiré par les grandes villes.

À Zurich, je fréquentais les subcultures, mais ayant séjourné à Milan, Cologne,

Berlin et Barcelone, cette ville et l’esprit des ses habitants me paraissaient

de plus en plus étroits. J’aurais tant aimé faire mes études à Berlin,

mais ma candidature au département de la Communication visuelle

de l’École Supérieure d’Art fut refusée.

Je devais donc rester à Zurich pour quelque temps encore.

Là, j’avais plus de chance.

En 1987 j’étais admis au deuxième cycle pour la Création Visuelle

de l’École Supérieure de Design.

 

André Vladimir Heiz :

Je me souviens : la démesure de l’espoir me guettait au passage comme toi.

Tu étais feu et flamme à explorer les tentations et tentatives de la forme,

les possibilités et les conditions de la visualisation.

En tant que jeune théoricien des Arts et Métiers et sémioticien j’animais un projet

intitulé « Thème et variations ».

C’est devant des esquisses et des expérimentations tous azimuts

que nous nous rencontrons.

 

Je me souviens aussi : L’inépuisable force d’un ego créateur, explorant l’univers des signes,

était à l’abri des ombres du doute. Tout nous semblait possible, faisable, envisageable.

Avec enthousiasme nous rêvions de donner un visage à la « Communication visuelle ».

Qui aurait pu nous freiner ?

 

Félix Müller :

Les limites et leur transgression m’ont toujours fasciné.

Quand j’étais gamin, je passais certains mercredis après-midis à pédaler

de ma banlieue zurichoise natale jusqu’en Allemagne voisine, juste pour voir la frontière.

Ici, le bitume de la route changeait brusquement.

D’un coup, il était plus fissuré et plus de mauvaises herbes poussaient à ses bords.

Cependant, juste après la frontière, les maisons ressemblaient encore beaucoup à celles

que je connaissais et la façon dont les gens parlaient était quasiment identique à la mienne.

En revanche, les notes se réglaient déjà en D-Mark.

En réalité, la frontière était donc moins nette que la coupure dans le bitume de la route,

elle était graduelle.

 

André Vladimir Heiz:

Transgresser les limites, montrer les utopies du doigt, faire la différence,

pénétrer les ailleurs : Les yeux et les sens étaient au courant.

Les vitrines de la Langstrasse avec leurs avants exotiques

étaient « cool », Les brocantes et autres boutiques nous mettaient en extase.

Les yuccas étaient dénigrés.

Pourtant l’amour pour l’image – notamment en noir et blanc – se pratiquait

dans les cours sombres et des chambres d’hôtel désuètes.

La couleur – à cette époque-là – nous paraissait suspecte, trop ostentatoire.

« Subito » - le mot magique évoquait l’idéal de l’autonomie et de l’authenticité.

(D’ailleurs, un restaurant de quartier porte toujours ce nom emblématique).

Changer tout, avant tout les modes de la perception.

Cependant, avions-nous idée des errances physiologiques et idéologiques du regard ?

Les conditions étaient aveuglées par les possibilités, elles apparemment sans limites.

 

Félix Müller :

En Suisse, je me sentais enfermé, comme dans une cage doré.

En effet, j’étais privilégié, on me le répétait des mon enfance.

Ailleurs, les gens étaient plus pauvres, et moi je pouvais choisir ma profession librement,

parmi une offre de formations de qualité.

Néanmoins, je ne voyais pas grande chose ici qui m’inspirait vraiment.

Tout me semblait tellement ordonné, contrôlé et intolérant.

Dès que je dépassais la frontière pour l’étranger, je respirais mieux.

Je cherchais donc des possibilités me permettant de vivre ailleurs.

Je ne voulais pas voyager pour revenir, mais émigrer véritablement.

 

André Vladimir Heiz :

L’école était un laboratoire où la liberté d’expression préparait le terrain de l’avenir.

La phrase-clef de Hegel : « La liberté est la (re)connaissance de la nécessité »

m’a accompagné toute ma vie. Elle ne prend aucune ride, elle est d’une actualité inouïe !

 

Je parle tel qu’un corps étranger ou du moins peu touché par la mentalité suisse alémanique.

« Le discours sur son étroitesse », avancé par Paul Nizon et très en vogue,

ne me touchait guère. Les ennemis imaginaires, l’hystérie des fichiers de l’état

ne reflètent que l’abus des dichotomies, temps perdu.

La violence réside dans la présence sournoise des formulaires qui de nos jours étouffent

l’audace d’une « école comme laboratoire ». Ce modèle n’entre pas dans les modules !

Nous avons eu de la chance, mon Cher.

 

Mon credo est simple, à première vue :

Une analyse qui arrive à décortiquer les œillères des idéologies courantes

s’ouvre sur des champs et chantiers inattendus et surprenant.

Être aux aguets des « effets de sens » comme Algirdas Julien Greimas l’a démontré,

ausculter les enjeux des « formes symboliques » comme Ernst Cassirer l’a proposé :

la théorie doit défricher le terrain en passant par la tache aveugle.

C’est par là que tout commence.

 

Cependant, nous avons fait beaucoup de choses.

Je me souviens d’une atmosphère nourrie d’inspiration,

d’une envergure portée par l’insouciance, je crois revoir les étincelles d’un feu sacré.

Je revois aussi le grand artiste Aldo Walker, un cigare entre les lèvres,

avec son sourire espiègle face à nos tentatives et tentations.

Il fallait bien le montrer pour le croire. Le dire ? Montrer, c’est mieux !

 

Après coup je ne suis pas sûr que nous ayons réussi à renverser les piliers des paradigmes.

La contingence du postmodernisme frôlait le « n’importe quoi »,

les « systèmes autopoiétiques » nous guettaient au passage,

les discours évasifs ne trouvaient de fin, une finalité.

« La conscience critique », entonnée par l’école de Frankfort restait

sans conséquence pragmatique. Au travers de toutes ces voies, l’ego créateur et héroïque

tentait à trouver sa voix unique et son souffle.

L’essaimage de ces images dans tous les sens, arrivait-il à toucher l’autre,

ce tu auquel la création de l’univers des signes s’adresse ?

 

Félix Müller :

Avec la proposition de collaborer à son atelier parisien,

Ruedi Baur m’offrait la chance de réaliser mon rêve et de quitter la Suisse.

Toutefois, si un emploi m’avait été proposé par exemple à Vienne,

je l’aurais accepté également. C’est donc un peu par hasard que j’ai atterri à Paris.

Avant le rendez-vous pour visiter l’atelier, je n’y avais passé qu’un seul week-end.

Au moins, j’avais suivi des cours de français pendant quelques années.

Verena Hermansen, enseignante de français à l’École Supérieure Professionnelle

a su réveiller mon goût pour cette langue. Elle nous distribuait des textes de Villon,

Baudelaire, Rimbaud, Verlaine, Apollinaire, Camus et Vian.

Ils me touchaient et j’avais l’impression de les comprendre.

Par ailleurs, mise à part la gastronomie et la beauté des paysages de certaines régions,

la France ne m’intéressait guère.

Elle me paraissait trop traditionnelle et sans véritable culture alternative.

 

Lors de ma première visite chez Intégral Concept

– à l’époque dirigé par Ruedi Baur et Pippo Lionni –

j’étais impressionné par les vieilles boîtes en carton qui servaient de poubelles,

tant elles contrastaient avec les seaux chromés dans lesquels on se débarrassait des déchets

dans à l’agence de Zurich-Oerlikon (en Suisse) où je travaillais encore.

La composition des collaborateurs de Ruedi et de Pippo était internationale et Montreuil

– commune de proche banlieue parisienne où se situait l’atelier –

était très animé par des gens de multiples provenances.

Il y avait un marché où l’on vendait des légumes que je n’avais jamais vu auparavant.

Tout cela me plaisait instantanément.

Sans hésiter, je démissionnais de Frame by Frame Computergraphics

où j’avais travaillé depuis la fin de mes études.

 

André Vladimir Heiz :

Aborder l’autre, le toucher relève d’une réalité physique qui est immédiate dans tous les sens.

Ici, au Liban par exemple, où les gestes justes remplacent l’afflux de la parole,

au cœur de Hamra, où les bruits et les odeurs éveillent la synesthésie.

La langue française par contre est en voie de disparition, ni vu ni connu.

Nous sommes les héritiers d’une différenciation continue

sans que les contours et les consistances,

les implications et les conséquences de l’identité soient mises dans la balance.

Avec tout ce que cela signifie pour l’acte créateur.

« Gestaltung » : le terme est une réponse nette et claire au « sublime » ,

fruit de la métaphysique de Kant. Mais expérience passe science !

La Gestaltung insiste sur le lieu du drame,

ce passage d’une impression à une forme d’expression,

d’une ébauche à une réalisation. Passage à risque, à répétition

qui affecte le statut d’un sujet héroïque qui triomphe de ses impressions.

L’assurance du sublime métaphysique et l’hypostase ontologique sont vaines.

Le créateur doit assumer le passage d’un singulier à la singularité

par le faire, le savoir-faire.

Didot n’égale Gill ! La différence nous tient à cœur. La figure prime sur le fond.

 

La culture qui se niche dans ma langue maternelle, le français,

me fascine quand elle a le goût du risque, ce risque du passage que Maurice Merleau-Ponty

découvre dans « l’entre-deux », ce jeu du passage que Stéphane Mallarmé poétise,

cette aventure de l’écriture dans laquelle le Nouveau Roman excelle,

cette main tendue à un tu à qui Emmanuel Lévinas ouvre les portes de la philosophie.

Tout cela me ramène à la Gestaltung comme ce pont entre l’un et l’autre

que Nietzsche met en perspective. La feuille blanche en est le point de départ.

Et rebelote ! Le « je » créateur doit passer par là, il est porteur de signes.

Après coup, il n’est plus le même, comme Michel Foucault le souligne.

Pourtant « être dans le coup » est synonyme du terme de la « Gestaltung ».

L’amour et la pratique, les risques de la pratique et le passage se mettent au diapason.

 

Félix Müller :

En juin 1992, je commençais mon nouveau travail.

J’y gagnais environ un tiers de mon ancien salaire suisse. Néanmoins, j’étais euphorique.

La vie était moins chère ici et je me sentais plus proche des événements dans le monde.

Le premier projet qu’on me confiait chez Intégral était le Théâtre de l’Athénée.

Il fallait que je m’occupe de la conception et du suivi de la réalisation

des outils de communication de la saison à venir.

 

J’avais rêvé de travailler pour les institutions culturelles, mais malheureusement,

avec mon français scolaire, je n’étais pas tout à fait à la hauteur

et je ne pouvais pas non plus compter sur l’aide du client,

du photograveur ou de l’imprimeur.

Je comprenais à peine la moitié de ce qu’ils me disaient au téléphone,

tant ils me parlaient vite.

Mon accent les faisait rire et ils terminaient souvent mes phrases,

avant que je ne réussisse à les conclure moi-même.

Bien sûr, c’était une source terrible de malentendus et d’erreurs.

 

Le processus de travail était moins bien organisé que celui dont j’avais l’habitude en Suisse.

Les délais pour la remise des textes étaient rarement respectés

et les mises en pages finalisées subissaient encore de nombreuses corrections d’auteur.

Je faisais de longues journées de travail, mais malgré mes efforts

certains fichiers partaient en fabrication trop tard.

Chez l’imprimeur, d’autres problèmes apparaissaient parfois

et il fallait les résoudre d’urgence. Ainsi, il arrivait qu’un programme de salle

ne pouvait être livré qu’après la première du spectacle.

 

André Vladimir Heiz :

La faille, la faute d’impression – au double sens du terme -, l’erreur, l’errance :

tout est possible quand la pratique avec ses aléas passe au premier plan.

La liberté artistique escamote les interférences, oui, la dépendance des autres.

Combien d’imprévus nous demandent la virtuosité de l’improvisation, au fil des étapes et états,

au jour le jour ? A elle seule, la posture de l’auteur et de l’autorité ne saurait faire face

à la complexité quotidienne. Faire face veut dire penser-à et faire-avec.

La pratique trace le trait d’union !

Comment pourrions-nous réduire les apports technologiques à de simples instruments ?

L’ordinateur n’est guère un crayon.

 

Après coup je crois sérieusement que les principes de l’enseignement sont couverts

de vieilles branches romantiques. L’accès à l’entre-deux est barré,

le travail en équipe, le fruit du dialogue, l’enjeu des contradictions,

la marge des ambiguïtés sont passés sous silence.

La séduction des possibilité oublie la beauté et la pertinence des conditions.

Nous ne sommes sûrs de rien !

Le chemin qui nous reconduit au paradis perdu passe forcément par les autres.

 

Félix Müller :

Ma confiance en moi s’effondrait. Aux premiers déjeuners avec l’équipe de l’atelier,

j’exposais mes points de vues à vive voix, mais petit à petit, je devenais plus calme.

Je commençais à comprendre que pour rester ici,

j’avais encore beaucoup de choses à apprendre.

Ce n’était pas seulement au niveau de la langue, mais aussi en typographie,

où j’avais un tas de choses à rattraper.

Pendant les études, nous avions bien analysé et expérimenté,

mais je n’avais encore aucune idée des manières

dont on pouvait structurer des textes complexes

pour les mettre en forme de façon lisible et visuellement intéressante.

 

Cependant, à peine arrivé à Paris, j’avais l’occasion de participer au jury d’entrée

à l’Atelier National de Création Typographique (ANCT), en tant que remplaçant de Ruedi Baur.

Mes contributions étaient certainement assez légères, tellement j’étais intimidé

par le discours et la rhétorique des autres participants qui visiblement,

s’y sentaient plus à l’aise que moi. Pourtant, cette journée m’est restée inoubliable.

L’école était installée dans le bâtiment où se trouvaient également les ateliers

de l’Imprimerie Nationale. C’était une sorte de musée vivant.

On y trouvait encore des meubles de casses typographiques, des machines à composer :

Lynotype, Monotype, ainsi que des presses typographiques de plusieurs tailles.

Tout était parfaitement entretenu pour imprimer des ouvrages de luxe

de classiques littéraires.

Pour ne pas perdre le savoir-faire et afin d’assurer

le fonctionnement de ce patrimoine à l’avenir,

on continuait de former des graveurs de poinçons, des fondeurs et des typographes.

 

L’Imprimerie Nationale disposait également d’une importante collection

de jeux de caractères, correspondant à un grand nombre de langues, mortes ou vivantes.

Elle possédait des poinçons de hiéroglyphes égyptiennes,

aussi bien que d’idéogrammes chinois.

Les plus anciens caractères dataient de 1640, l’année de l’établissement

de l’Imprimerie Royall dont le fond était précieusement gardé ici.

Un caractère, par exemple, a été commandé par Louis XIV.

Sa spécificité est le fameux « L du Roi » auquel un trait diagonal est apposé.

On nous expliquait que ce caractère était classé monument historique,

exactement comme le patrimoine architectural.

 

Notre visite de l’imprimerie était suivie par un déjeuner à la cantine de l’entreprise :

entrée, plat, fromage, dessert, bien arrosé avec du vin rouge.

Cela me plaisait bien et j’étais impressionné.

On voyait les choses manifestement avec plus de générosité ici

qu’à Zurich et visiblement, il existait une grande culture typographique en France.

 

Comparée à l’actualité de la typographie qui m’intéressait,

elle était peut être un peu rétrograde,

mais le choix de ce contexte par Jack Lang pour situer L’ANCT,

dont la vocation était la recherche typographique contemporaine,

me paraissait extraordinaire.

 

Le directeur de l’époque de l’ANCT, Peter Keller, était de Bâle.

Petit à petit je me rendais compte qu’il y avait, à Paris,

un nombre assez élevé de personnalités

 

évoluant dans le monde du graphisme qui étaient d’origine Suisse.

Les Suisses émigraient-ils à Paris pour travailler an tant que graphistes,

dessinateurs de caractères ou typographes,

comme lorsqu’ils partaient pour devenir ramoneurs ou mercenaires les siècles précédents ?

Pendant les années 1950, Adrian Frutiger avait dessiné son Univers

pour la fonderie Deberny et Peignot, puis il avait poursuivi son activité à Paris

avec Hans-Jürg Hunziker et Bruno Pfäffli.

 

Albert Hollenstein, Rudi Meyer, Peter Knapp et Jean Widmer étaient arrivés à Paris

dans les années 1960.

Il paraît qu’à cette époque, notre métier était encore très peu connu en France.

On l’appelait même pas encore « graphiste », mais « dessinateur publicitaire ».

Pour faire évoluer l’enseignement à l’École Nationale des Arts Décoratifs de Paris,

Jean Widmer y avait introduit la structure composée d’une année préparatoire

et de classes spécialisées, suivant l’exemple de l’École des Arts Appliqués de Zurich.

Pourtant, lorsque je disais que je faisais du graphisme,

beaucoup de gens m’imaginaient toujours en train de peindre des affiches,

avec des pinceaux et de la peinture, comme le faisait Toulouse Lautrec à la Belle Époque.

Même dans la tête de certains graphistes français,

cette idée n’avait pas complètement disparue.

En tant qu’« affichistes », ils revendiquaient le statut de l'artiste.

Ils se voyaient comme des créateurs d’images.

La mise en page, la typographique étaient généralement déléguées à des maquettistes,

des techniciens, employés dans les imprimeries.

 

Lors des discussions, j’étais parfois étonné par l’avis de certaines personnes,

qui voyaient l’« art » et la « technique » comme deux choses opposées.

Dans ma vision, influencée par le Bauhaus, je les considérais plutôt comme un ensemble,

nécessaire à toute création.

 

 

André Vladimir Heiz :

L’affiche réunit la « techné » et l’art tel qu’un archétype.

La possibilité de la multiplication et de la distribution assure le passage au public.

Elle reprend – de par sa structure profonde et sa mise en œuvre iconologique –

le canevas des « annunciazione » et des « crucifixions ».

Il s’agit d’une mise au point qui demande toute la maitrise des composantes visuelles.

L’approche dramaturgique des illustrations peut tout se permettre,

quand elle touche aux effets affectifs et appellatifs.

L’affiche met en lumière le rêve d’un impact universel avec des moyens d’expression

locaux et contemporain. Le graphisme suisse en a fait son masterpiece.

 

La transposition à des systèmes d’information plus complexes est de mise.

Former, informer, transformer : le « message » ne se laisse guère réduire à l’unicité

d’une affiche. Les données de base prennent des ailes.

Figures et formes suivent dès lors une logique esthétique

qui ramifient dans un espace-temps à plusieurs dimensions.

L’archéologie des signes renoue avec l’ontogenèse d’une mise en forme,

d’une mise en plage et en page, où la cohérence des strates et des trames

fait la pertinence du graphisme.

 

Félix Müller :

Le graphisme d’utilité, très répandu en Suisse – moins spectaculaire,

mais réfléchi jusqu’au moindre détail et non pas conçu pour un support unique,

mais pour un système de multiples applications – était plutôt inhabituel pour les français.

À mon arrivée en France en 1992, si je ne me trompe pas,

il n’existaient que deux structures travaillant dans cet esprit :

Visuel Design Jean Widmer et Intégral Concept.

Il y avait donc un réel besoin de renouvellement.

La façon dont j’avais appris d’aborder le design graphique était alors fortement sollicitée.

 

 

André Vladimir Heiz :

La graphisme suisse ne perd jamais le nord.

Elle se veut précise comme la montre du clocher qui reste au village.

Elle ne manque pas de délicatesse comme le chocolat non plus.

Elle sert l’orientation et l’organisation. Elle se réfère à des organigrammes.

Elle est à l’heure, elle est à sa place.

Elle développe des programmes à l’image de Karl Gerstner. Elle est un modèle !

 

En Suisse – notamment par le passage de l’apprentissage –

le savoir-faire se cultive sans se noyer dans un discours fleuve.

Josef Müller-Brockmann l’a souligné lors d’un séminaire auquel je l’avais invité

à la Schule für Gestaltung à Zurich. On fait son boulot, on gagne sa vie sans crier gare.

En France le « premier degré » est dénigré. Le métadiscours a le dernier mot.

Clément Rosset l’a bien dit : Le mot vedette en France est « le pouvoir » -

et il passe par la parole. L’image est douteuse et suspecte,

surtout quand elle met le langage entre parenthèses.

 

La qualité de la communication visuelle en Suisse a ses racines dans la diversité idiolectale.

On comprend la réconciliation de l’infographie de Romanshorn à Genève,

de Schaffhouse à Chiasso. « Univers » et « Helvetica » aspirent au statut

d’un esperanto esthétique qui n’exclut personne. Le regard est au courant.

Le « Corporate Design » comme les Suisses l’entendent part d’une incorporation

et d’une représentativité des moyens d’expression à toute épreuve.

De nos jours, les « nouveaux médias » mettent l’accent sur la synesthésie.

Comment pouvons-nous nous retrouver, savoir par où passer ?

Comment comprendre de quoi il s’agit ?

Comment soutenir le sens de l’orientation ?

Comment faire rimer l’émotion à motion, la motivation aux motifs ?

 

C’est la différence qui fait l’identité. La typographie en est le type.

Les nuances intrinsèques à un caractère aident à le distinguer, comparées à d’autres.

Ce regard précis et précieux, fixé sur la distinction des différences est peut-être la raison,

pour laquelle l’éventail des institutions françaises

– du Centre Pompidou à Roissy aller et retour –

portent la signature du ça-voir-faire suisse.

L’approche systématique ne quitte l’utilité, la lisibilité et la visibilité des yeux.

 

Félix Müller :

Avec Pippo Lionni, je travaillais pour la nouvelle identité visuelle

de la Maison de la Culture d’Amiens.

Ce concept s’inspirait de l’architecture circulaire du bâtiment.

Des citations d’André Malraux y étaient également intégrées.

Malraux – nommé par Charles De Gaulle comme le premier ministre de la culture de France –

avait initié les Maisons de la Culture qui, aujourd’hui, existent dans nombreuses villes.

Ce projet que je pouvais suivre dans sa globalité, du papier à entête jusqu’à la signalétique,

m’intéressait beaucoup. Bien sûr, il fallait concevoir un carton d’invitation pour l’inauguration

de ce bâtiment entièrement rénové.

 

La chose la plus importante à y faire figurer était la partie protocolaire,

la liste d’un certain nombre de dirigeants d’institutions, de l’état, de la région,

du département et de la ville, même Jacques Toubon, le ministre de la culture de l’époque,

en faisait parti. C’est eux qui avaient attribué les budgets pour rendre possible

cette inauguration et maintenant, ils avaient « le plaisir de convier »

les destinataires du carton pour cet événement.

Le fichier que j’avais reçu pour la mise en page de ce texte

me paraissait curieusement organisé.

Il était composé de plusieurs paragraphes, dont les textes étaient centrés,

non pas selon un, mais plusieurs axes différents,

décalés les uns par rapport aux autres et disposés

à différentes hauteurs de la page. Il me fallait un certain effort pour arranger ce bric-à-brac,

afin d’aboutir à une mise en page qui me convenait.

 

Juste après avoir faxé cette proposition pour les corrections,

le directeur de la communication m’appelait pour me demander si j’étais devenu fou

et si je ne savais pas comment la guerre en Yougoslavie avait éclaté.

La disposition des textes de ce fichier Word n’était pas en « désordre ».

Au contraire, malgré sa laideur au point de vue graphique,

il fallait la respecter minutieusement,

en fonction de l’hiérarchie des grades des personnes mentionnées.

Toute modification aurait été considérée comme faute grave.

Cette expérience m’a montré à quel point les hiérarchies sont importantes en France

et que les commandes publiques ont aussi toujours une dimension politique.


André Vladimir Heiz :

L’univers des visualisations suit la sente, la sentence de Samuel Beckett :

« Ramener le silence, c’est le rôle de l’objet ».

Mais aussi le rôle des médiatisations et matérialisations.

En vieillissant je retrouve le respect pour la note d’une modestie pragmatique.

Muséaliser les traces de la communication visuelle est la museler.

Elle sert le présent. Elle nous marque par sa présence idéale.

L’interprétation peut s’arrêter sur un quai de métro ou au coin d’une rue.

« J’ai pris note, j’ai compris ». La phrase de Charles Morris me vient à l’esprit,

après la visite d’une exposition. L’affiche a bien fait son affaire.

 

Félix Müller :

Cela fait maintenant 15 ans que j’ai créé mon propre atelier et je travaille très souvent

pour les institutions culturelles.

Au cours de ces projets, je ne cesse pas de faire de nouvelles tentatives

pour remettre en question certaines conventions.

Parfois, en fonction de la personne chargée du projet chez le commanditaire,

j’arrive à me faire entendre.

Parallèlement à cette activité, j’enseigne la typographie à l’Université Paris 8.

La liaison entre les processus de conception graphique au sein de mon atelier

et mon activité en tant que professeur est très enrichissante.

Pour pouvoir transmettre mes références, mon expérience et mon savoir faire,

il est nécessaire d’interroger d’avantage ma propre production.

Bien que ce soit au profit des étudiants,

c’est aussi pour moi une continuelle source d’inspiration.

Il est évident que mon travail est fortement influencé

par mes origines et ma propre formation.

C’est aussi grâce à toi, cher André, qu’aujourd’hui,

j’ai également d'anciens étudiants qui ont entamé une carrière prometteuse.

 

www.felixmuller.com